Chaque vendredi, on découvre ensemble une planche de l'immense collection de la Cité de la bande dessinée et de l'image d'Angoulême qui propose jusqu'en août 2026 une exposition fascinante et sans cesse renouvelée : Trésors des Collections. Dans la section Dessin de presse, découvrez la planche #12 : Cham!

Le mot du commissaire de l'exposition, Jean-Pierre Mercier
Avec ces deux vignettes, probablement réalisées vers 1840, on sent encore très bien le lien extrêmement étroit qu’il y a alors entre ce que l’on n’appelle pas encore la bande dessinée et le dessin de presse, alors dominant. Cham est alors un caricaturiste renommé, avec un style graphique très sûr ou il allie très adroitement sens de la dynamique et sens du détail, combinaison parfaite pour cet artiste qui va faire les beaux jours de Charivari pendant près de 30 ans. Dans ces deux cases, on sent néanmoins qu’on est peut-être plus dans le registre du croquis, rapidement annoté, une sorte de réflexion sur un projet en devenir, qui place un univers sur une vingtaine de planches (donc de vignettes), avec la dynamique qui peut animer un récit. Néanmoins, tout y est, le style graphique, le ton et une idée directrice qui permet de comprendre les enjeux de cette étrange aventure.
Les aventures sur la Lune et ses mystères ont inspirées de nombreux auteurs, parmi les plus anciens on peut déjà citer Lucien de Samosate et ses Histoires Vraies (vers 166) ou l’auteur raconte ses multiples voyages, notamment sur la Lune, des récits qui vont inspirer Cyrano de Bergerac avec son Autre monde, des États et Empires de la Lune (en 1657), sans oublier The Man in the Moone de Francis Godwin (en 1638) ou encore les évidentes aventures du Baron de Münchausen (en 1785). C’est le mystère ultime, s’imaginer un monde lunaire peuplé d’une population étrange, aux mœurs inconnues. Par ce choix d’intrigue, Cham s’inscrit dans un imaginaire populaire riche propice à la rêverie, mais aussi à la métaphore sociale comme ses illustres prédécesseurs ont pu l’utiliser.
Le mot du chroniqueur de ZOO, par Frédéric Grivaud
Nubis, Voyage dans la Lune, se présente sous la forme d’un cahier cartonné d’une vingtaine de pages et raconte l’histoire de M. Nubis, bourgeois du XIXe siècle. On le découvre au début de l’histoire en partance pour un voyage en aérostat. La foule se masse pour applaudir le hardi voyageur dont l’envol manque d’apparat: ledécollage se fait alors qu’il est encore occupé à grimper dans la nacelle. Ballon et passager s’élèvent rapidement dans les cieux jusqu’à atteindre la Lune. M. Nubis «prend lune avec ses provisions» (plus tard, il «tombe à lune» puis mange des «pommes de lune frites»: toutes les expressions courantes employant le mot «terre» sont ainsi détournées), rencontre les Luniens, dotés d’une face rubiconde en haut de laquelle se trouve un œil unique.
Pour se fondre dans la population du cru, M. Nubis cache l’un de ses yeux au moyen d’un bandeau, puis badaude à la découverte de la Lune et de ses habitants. L’endroit ne manque pas de désagréments: chaud le jour (3000 degrés au-dessus de zéro) glacial la nuit (3000 au-dessous de zéro). Les journées comptent 696 heures et les mœurs des autochtones étonnent: pour payer une marchandise ou un service, on botte les fesses du fournisseur. A la suite de malencontreuses initiatives, M. Nubis est arrêté, conduit au tribunal et jugé. Il ôte alors son bandeau en plein prétoire, effrayant ainsi les Luniens présents, puis s’enfuit et quitte la Lune en sautant dans le vide, suspendu à un mouchoir de poche. L’histoire s’interrompt ici, en plein suspense.
On peut imaginer que Cham avait prévu une suite à ce récit rocambolesque, mais nous ne la connaissons pas. Le document, dont la datation précise est malaisée, est dessiné à l’encre et à la couleur sur le verso des pages. Le texte sous l’image est rapidement griffonné, parfois raturé et surchargé, les couleurs sont posées avec une grande sûreté. L’influence de Töpffer est manifeste dans l’inspiration et la forme du récit: l’histoire d’un bourgeois embringué dans une histoire «hénaurme» qui le dépasse, racontée au moyen d’une suite de vignettes surmontant un texte court et manuscrit. On sait que cette histoire n’a jamais été publiée. S’agissait-il d’une commande ou d’un simple divertissement? Cham a-t-il jugé qu’elle n’était pas digne d’être retenue? Autant de questions auxquelles, en l’état actuel des recherches, on ne peut répondre.
Deuxième fils d’un pair de France, on connaît Cham (Amédée-Charles-Henri de Noé, né en 1818 et dit) de nos jours comme l’un des grands dessinateurs de presse et caricaturistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Il fut aussi, de 1839 à 1843, le précurseur de la bande dessinée en France, publiant plusieurs albums (Histoire de Monsieur Lajaunisse, Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse...), qui rappellent les œuvres du pionnier suisse Rodolphe Töpffer. À partir de 1843 et pour plus de trois décennies, il devient caricaturiste pour Le Charivari puis L’Illustration, et l’un des plus renommés de son temps. La phtisie l’emporte en 1879.

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