ZOO

Frank Pé, le dompteur d’émotions

Le jour où la Belgique se sépare, je ne demanderai qu’une seule chose : que les dessinateurs de BD wallons soient immédiatement naturalisés français. J’ai à cet effet une liste toute prête à la dis-position des autorités (étant entendu, évidemment, que Franquin, Hergé et Peyo bénéficieront de cet «insigne honneur» à titre posthume). Quelque part sur cette liste, bien au chaud entre Gazzotti et Walthéry, se trouve Frank Pé. Pourquoi lui, me direz-vous ?

Mais parce qu’en ces temps de matérialisme forcené, la France a fichtrement besoin de poésie. Et qui mieux que ce natif d’Ixelles pour insuffler à notre pays un salutaire vent d’émotions ? Jugez plutôt. Broussaille, le jeune homme qui murmure à l’oreille des baleines, c’est lui. Manon, la femme-enfant aussi animale que ses amis les pensionnaires du zoo, c’est encore lui. Anna, dont l’âme a été arrachée en même temps que son nez, toujours lui. Et que dire du zoo, cet Eden coupé du monde où les animaux sont heureux. Avec la sortie du tome 3 de Zoo, concocté comme les deux premiers avec son complice Philippe Bonifay, les frissons s’agrippent une fois de plus à l’échine du lecteur. Le triptyque s’achève dans le grondement des combats de la Grande Guerre. Anna part à la recherche de Célestin, médecin sur le front. À tra- vers cette quête, éprouvante, douloureuse, la jeune femme retrouvera un bien inestimable qu’elle croyait perdu dans les neiges de sa Sibérie natale : son âme. Toucher l’âme, voilà bien l’ambition de Frank Pé. Et une fois encore, le pari est gagné.

Depuis Comme un animal en cage jusqu’à Zoo en passant par l’Élan, le fil rouge de toutes vos BD ce sont les animaux. D’où vient cet intérêt ?

Frank Pé : Quand j’étais haut comme trois pommes, lorsqu’un cheval pas sait dans la rue, parce que ça arrivait encore à cette époque-là, lorsqu’un cirque plantait sa tente, je devenais fou. Mais quand j’ai commencé à dessiner, ce n’était pas du tout clair pour moi que j’allais prendre comme sujet principal les animaux et la nature. Oui, j’aimais ça, mais je cherchais avant tout à faire de la BD. Et puis, au fur et à mesure des différents travaux, le sujet s’est imposé. Et j’ai fini par l’accepter comme l’axe de mon travail. Et maintenant, je me définis plutôt comme un animalier.

Une autre caractéristique de votre travail est le faible nombre de vos albums. Depuis 1988, vous n’avez sorti que six BD.

Pendant toutes ces années, j’ai fait plein de choses qui étaient toujours plus urgentes que la BD. Parce que les éditions Dupuis me fichaient la paix et savaient bien qu’un jour je terminerai. Tout le reste, c’était toujours urgent, pour la semaine prochaine, pour le mois prochain. La BD passait après. Elle était toujours repoussée à plus tard. Entre mes très nombreux travaux d’illus tration, mon activité de character designer pour la Warner et la préparation de l’Atelier Zoo, je n‘ai pas chômé.

Le tome 3 de Zoo sort 8 ans après le précédent. Vous voulez torturer vos lecteurs, c’est ça ?

(rires) Il y a maintenant 21 ans que j‘ai eu l’idée de cette histoire et que j’ai été trouver Philippe Bonifay. Nous n’avions pas prévu de faire un grand et long travail comme ça. Mais en avançant, on a eu besoin de ce temps-là. Et puis je me suis rendu compte que c’était une histoire qui se déployait bien et qui me collait à la peau. Qui me permettait d’aller vraiment très loin dans ce que j’avais vraiment envie de faire. Et c’est pour ça aussi sans doute que j’ai pris mon temps pour installer le décor, les personnages. Il fallait tout créer, mettre au point l’ambiance de la Sibérie, construire le zoo, trouver les personnages, travailler le scénario. Quand j’ai commencé Zoo, je n’avais jamais fait de BD réaliste, et encore moins de BD en couleurs directes. Cette préparation m’a pris plusieurs années, en parallèle avec mes autres activités.

La série ZOO

La série ZOO © Frank Pé / DUPUIS

Et pourquoi cet écart entre les trois tomes ?

Il faut beaucoup de recul quand on essaye de faire des choses qu’on n’a jamais faites, en tout cas sur papier, pour corriger, pour revenir dessus, etc. Au début, j’étais assez lent. Confirmant d’ailleurs cette étiquette qui me collait à la peau depuis mes débuts dans le métier. Ensuite, en avançant dans l’histoire, ça s’est inversé, parce que j’ai fait d’autres expériences qui m’ont vraiment libéré, notamment en dessin animé, et je suis devenu, je crois, un dessinateur très rapide. Et la fin du Zoo 3 s’est passée très vite. J’ai fait les deux tiers de l’album en six mois.

Plongeons-nous maintenant dans l’histoire. Le zoo n’occupe même pas la moitié du tome 3, alors qu’on n’en sortait pas dans les deux premiers albums. Pourquoi avoir quitté les lieux ?

Parce que l’histoire le demandait. Quand Anna arrive, au début de l’histoire, le zoo est un lieu privilégié qui se protège de l’exté- rieur, dans lequel Manon peut continuer à vivre cet état de grâce de l’enfance alors qu’elle n’a plus tout à fait l’âge. Mais à un moment, la réalité rattrape ce beau rêve et Célestin sort du zoo. Puis Anna part à sa recherche. Et là, c’est l’épreuve de la réalité, de la guerre, l’épreuve majeure. Elle va retraverser ses grandes frayeurs dans une véritable quête initiatique. Le thème du troi- sième album c’était bien la quête d’Anna et pas «Que le zoo est merveilleux !». Celui-ci souffre de la guerre évidemment, maisde loin. On montre qu’il se dégrade, que les animaux meurent, que Manon a mal. Mais on ne pouvait pas raconter ça sur tout l’album. Il y aurait eu une complaisance dans le malheur qui n’est pas le but de cette histoire.


Les deux tiers de l’album sont muets ou quasi muets. Parce que les mots ne sont pas assez forts face au drame qui se déroule ? Le cœur de notre histoire est quand même quelque chose de très intérieur. Un mot n’est jamais qu’une étiquette qu’on colle sur une émotion. Si on n’a pas besoin d’étiquette, l’émotion brute est meilleure. Zoo est un parcours émotionnel. On aide parfois avec des mots, mais c’est surtout en mettant le lecteur en situation qu’il va ressentir des choses. Quand on y arrive, ça a beaucoup de force. Et il ne faut pas croire que pendant ce temps-là, Bonifay se tourne les pouces (rires). En général, les séquences muettes sont beaucoup plus longues à travailler que lorsqu’il y a du dialogue. C’est de la dentelle en terme de mise en scène.

Le 3ème tome de la série ZOO : Les deux tiers de l’album sont muets ou quasi muets.

Le 3ème tome de la série ZOO : Les deux tiers de l’album sont muets ou quasi muets.
© Frank Pé / DUPUIS

En parlant de mise en scène justement, est-ce que, pour ces longues scènes-là, vous vous êtes inspiré des films de Tarkovski que vous aimez beaucoup ?

J’ai été touché par ses films, surtout par Stalker, et c’est sûr qu’en décrivant la Sibérie ou Anna sur le front, j’avais envie de toucher au même trouble, au même mystère, que je peux res- sentir dans les films de Tarkovski. Mais jamais je ne me suis dit : «Tiens, là je vais faire du Tarkovski». Sauf à un moment, lorsque je fais apparaître un chien noir. Quand Anna est tout à fait désespérée, au fond du trou, qu’elle a épuisé toutes ses res- sources pour retrouver Célestin. Et à ce moment-là apparaît le chien noir. C‘est quelque chose que j’ai repris du film Stalker. C’est une sorte... Non, je ne vais pas expliquer, c’est chargé de mystère et chargé de sens en même temps si on veut bien y prêter attention. Je trouvais ça tellement beau que j’en ai fait une citation.

Il y a dix ans, dans les Entretiens parus chez Aplanos, vous disiez : «Je connais la fin et elle est positive».

Pour moi, le fil rouge de Zoo, c’est Anna. À la fin de l’histoire elle a retrouvé son âme, elle a survécu à une épreuve énorme, parce qu’elle aurait pu se faire tuer mille fois dans son périple sur les champs de bataille. Et en plus, elle se trouve à la tête d’un zoo. On peut deviner qu’elle va le reprendre et le faire prospérer. Donc, pour elle, c’est plutôt positif. Évidemment, pour Célestin, c’est tragique. Pour Manon et Buggy, on ne sait pas trop. Ils ont eu un sacré coup dans l’aile mais peut-être que Manon va revivre en Afrique et que Buggy va continuer son œuvre. La fin est certes assez lourde, mais elle n’est pas désespérée. Ce n’est pas une fin où on s’est amusé à tuer tout le monde et où on se complaît dans la tristesse. Selon les personnages, c’est une fin différente, et je dirais que c’est un peu comme dans la vie. C’est terrible, mais la vie continue.


Dans Zoo, il y a le personnage de Bugatti, des allusions au travail de Rodin. Le tome 2 de Broussaille s’intitule Les sculpteurs de lumière. La sculpture, c’est vraiment quelque chose d’important dans votre vie ?

Oui, ce sont de grandes émotions que j’ai ressenties lorsque j’ai commencé à m’éveiller à l’Art. Disons que je lisais déjà de la BD. La BD c’était chouette. Mais la sculpture, tout à coup, c’était de l’Art. Je ne veux pas dire que j’avais moins de respect pour la BD. Quand je lisais Spirou ou Franquin, c’était formidable, intense, mais c’était de l’amusement, de l’excitation. Alors que les sculptures de Rodin, ça me touchait à un autre endroit. Je découvrais un autre monde. Non seulement l’œuvre, mais aussi la vie de Rodin, puisque j’ai rencontré sa sculpture en lisant une biographie. Et cette vie là m’a tellement passionné, je l’ai trouvée tellement juste, que j’ai décidé que c’était une vie comme ça que je voulais et rien d’autre.

 Les sculpteurs de lumière, 2ème tome de la série Broussaille

Les sculpteurs de lumière, 2ème tome de la série Broussaille
© Frank Pé / DUPUIS

Quelle prétention ! (rires) Rodin ou rien du tout. Mais c’est bien, ça donne une dose d’humilité pour la vie entière. (rires) Voilà, c’était ça le moteur.

Et d’ailleurs, il n’y a pas qu’aux sculpteurs que vous faites des clins d’œil dans vos albums. Il y a d’autres artistes comme Böcklin, Van Eyck, Tarkovski…

J’ai bouffé de l’artistique pendant 20 ans. Tant que je pouvais. J’allais visiter tous les musées, je voyageais beaucoup. J’allais deux, trois, quatre fois par semaine au Musée du Cinéma de Bruxelles. J’ai travaillé deux ans dans la librairie du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en contact avec toutes les expos qui se faisaient là. Je me suis fait comme ça, un peu sur mesure, une bonne culture artistique. Après l’âge de 40 ans, quand je suis devenu très productif, je n’en n’ai plus eu besoin. C’était assimilé. De consommateur, j’étais devenu producteur.

Et ça vous plaît bien de faire des petits clins d’œil comme ça à vos modèles ?

Mais oui, c’est toujours avec l’esprit de l’hommage. Merci papa ! Merci papa Célestin. (rires) Toute cette histoire de l’Art nous a construit. Ce qu’on apporte finalement, ce sont des petites miettes par rapport à toute une énorme construction dans laquelle on essaye de s’inscrire. Donc, voilà, c’est important de remercier ceux qui nous ont ouvert les yeux.

Alors maintenant que vous avez achevé ce triptyque, quels sont vos projets ?

Je vais passer de la fiction de Zoo à un vrai zoo. Depuis cinq ans, je travaille sur un projet d’un petit zoo dans la région de Namur qui sera un zoo artistique. À la fois présentation d’animaux et invitation à découvrir la nature à travers des yeux d’artistes. Concrètement, ce sera un parcours mis en scène alternant enclos, aquariums, terrariums, et cimaises, par- tis pris didactiques où on verra des dessinateurs dessiner en accéléré (ou expli- quer leur travail par des interviews), sections qui parleront plus de l’animal dans les cultures africaines, mayas, chinoises, etc., dans la peinture, dans la sculpture, dans les arts décoratifs. Il y aura aussi des ateliers de BD, de sculpture, de fer- ronnerie. Normalement, on ouvrira les portes vers 2010.

Et peut-on espérer un retour de Broussaille ?

Oui, certainement. Avec Bom, on se pose beaucoup de questions sur Broussaille parce qu’on se deman- de s’il est encore adapté au monde actuel, quel public on va toucher, etc. Il y a toute une réflexion de fond. Mais il y a plusieurs sujets dans le tiroir. Je ne sais pas quand on va le reprendre et sous quelle forme, mais cela se fera de toute façon. Broussaille me colle à la peau.

Il y a dix ans, vous aviez dit : «la BD a un rôle à jouer, celui de réconcilier les gens avec le monde de l’esprit». Vous le pensez toujours aujourd’hui ?

Écrite comme ça, cette phrase est très péremptoire. Je dirais «peut amener à ça», comme la bonne littérature, le bon cinéma, ou les Arts en général. Je voulais dire par là que la bande dessinée aussi peut parler de choses profondes, humaniser, plutôt que tirer les gens vers le bas. Il y a toujours moyen de rendre le monde un peu plus malade et il y a aussi moyen de le guérir un petit peu. Voilà, et bien je voulais simplement dire, et je le crois toujours, que la bande dessinée peut aussi servir à aller dans le bon sens. On est encore dans l’âge d’or de la BD. Tout est possible. Le type le plus farfelu, le plus génial, peut encore exploser. Le commercial, même s’il a pris ses marques, n’a pas encore bouffé la BD comme il a bouffé le cinéma ou la musique. Profitons-en.

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