Alack Sinner est une œuvre clé dans la fructueuse collaboration entre José Muñoz et Carlos Sampayo. Non seulement elle marque les débuts de cet exceptionnel duo, mais surtout elle assoit leur style, leur approche commune, en marge des codes. Une démarche qu’ils extrapoleront ensuite avec Le Bar à Joe.
Ainsi, progressivement, nous comprenons que le genre n’est qu’un cadre pour les deux auteurs qui vont alors s’ingénier à repousser leurs propres limites, tant dans l’écriture que graphiquement. La série tourne autour d’un détective désabusé et cynique, entouré des parfums de la ville, des inconnus cabossés. Il prend son temps, mélancolique, écoute la musique, prend parfois des coups, se laisse un peu dépasser aussi… C’est du polar dans l’esprit, mais c’est bien plus dans l’intention.
Ancien élève d’Alberto Breccia, José Muñoz commence à suivre l’exemple de son maître en s’éloignant progressivement d’une approche plus naturaliste dans son dessin pour développer un regard plus personnel, plus expressionniste. Bien qu’il soit ici encore dans son trait « classique », on voit bien dans cette page qu’il commence à questionner son encrage, la gestion des noirs et blancs avec ces traces d’eau qui coule qui préfigurent une certaine forme d’abstraction qu’il amplifiera beaucoup plus par la suite.
À ce moment-là, Muñoz maîtrise parfaitement le langage du N&B qu’il pratique depuis pas mal d’années déjà. Cette magnifique gestion des contrastes, des premiers plans/seconds plans qui lui permet à la fois de diriger le regard du lecteur tout en installant une vraie hiérarchie dans l’image. Cette page clôt une brève séquence complètement silencieuse, qui parle d’elle-même. Les regards, la lumière de l’extérieur, la gestuelle naturelle des uns et des autres, tout participe à retranscrire le temps qui passe et cette subtile mélancolie résignée qui plombe les épaules du héros. Il fait partie de la faune locale, ces habitués du bar de Joe qui se croisent, partagent un instant, une ambiance, deux ou trois mots mêlés de cigarettes et d’un petit rouge… Alack Sinner ne transpire pas le prestige, ni même la volonté débordante, pourtant, en quelques cases, on pourrait presque s’attacher à lui, à ce vide qui semble l’entourer.
Une vraie leçon de BD.